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Interview avec MEDIAPART

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Comment êtes-vous venu vers les étendues immenses de l’art, comment s’est passé le moment où vous vous êtes dit que vous dépenserez le plus clair de votre temps à l’art, à la peinture ?

Je fus d’une certaine façon éduqué par l’art, cohabitant sans le savoir avec sa nature puissante, destructrice. Je fus ainsi heureusement empêché d’être éduqué… à l’art, car le prix payé fut de me refuser à ce trop humain – à me laisser fabriquer par lui -. Sans comprendre pourquoi, jusqu’à être prêt à en mourir, j’ai découvert enfant la force du silence et de la liberté. Aucun dévoiement ni déguisement de la nature ne fut possible: j’étais là, mais toujours entouré du présent insaisissable.

Vous avez remis en cause la fonction-auteur décrite par Foucault dans les Mots et les choses… dans quel but ?

Toute archéologie – qu’elle soit entreprise par Michel Foucault, par Roland Barthes ou par soi-même – est à cultiver comme un des meilleurs fruits de l’existence. En ce qui me concerne elle m’a aidé à me jouer de l’essence, à en déjouer les pièges et les artifices. L’essence est un ennemi brutal.

Quelles sont les vertus médiologiques de la peinture qui vous intéressent ?

La vraie peinture n’est pas une médiation : les signes qu’elles produit sont destinés à rien, mais ce rien-là est en soi une grande chose. Dans sa relation à la peinture – aux objets, aux installations -, dans le massacre des interprétations donc, l’humain développe un inconscient symbolique qui lui fait oublier son incarnation. Or aucune transmission n’est possible sans le préalable de l’incarnation.

Quelle est votre rapport à la littérature, à la philosophie, au langage de la pensée et comment ce rapport imprime-t-il votre oeuvre ?

Ma création s’adresse à dieu, du moins ce qu’il en reste. S’adresser à quelqu’un qui n’existe pas c’est entrer d’une certaine façon dans le champ littéraire et philosophique.

Vous travaillez sur l’absence, qui n’est finalement qu’un autre mode de présence…

C’est vrai, l’absence est un drôle de « je ».

L’axe de ce travail n’est-il pas la question de la mémoire, un mode mnésique duquel vous essaieriez de vous déprendre, et dont on retrouve le motif dans le flottement qui baigne l’exposition ?

La mémoire nous force à une réécriture permanente, c’est pourquoi elle se confond avec la vie. Une mémoire réécrite au point qu’on ignore où on se situe vraiment, une réécriture qui nous laisse sans voix, baigné autant d’un sentiment de bonheur que d’un sentiment d’abandon, n’est-ce pas là tout ce que nous pouvons exiger de l’art ?

Comment pensez-vous le thème de la mort, comment le peignez vous; comment vous affecte-t-il personnellement, dans votre vie quotidienne comme dans vos positionnements existentiels ?

Du temps que j’étais mort, la mort était ma plus proche compagne. Maintenant que je suis vivant, elle est restée la meilleure de mes amies. Sans elle, en effet, existerait-il une littérature, un art, une philosophie qui vaillent ? Toutes choses dont j’avoue avoir du mal à me passer.

Pourquoi vous tenir à l’écart de l’économie du spectacle, de la cote et de la référence, qui draine l’art contemporain ?

 Etre contemporain serait obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas.  Je fais volontiers mienne – pour une contemporanéité de tous les âges – cette définition du contemporain par Agamben retranscrite et formulée ainsi dans le beau texte sur la survivance des lucioles de Didi-Huberman. Le reste importe-il ? Au point de se jeter dans la tourmente et faire le jeu des fous ?

Quelques mots de vos procédés techniques ?

Ce qui se construit jour après jour est à craindre comme un des diables de l’enfer. Il faut s’arracher à l’habitude.

Certaines de vos oeuvres sont des réactualisations d’images déjà produites ailleurs, avant, autrement: l’exposition tourne-t-elle aussi autour du phénomène moderne de reproductibilité, de duplication, étudié par Walter Benjamin ? Que vous inspire cette nouvelle manière pour l’art de se donner au monde ?

La duplication date du néolithique, de même à coup sûr le détournement d’objet, si l’on considère que ce sont là des activités indissociables de l’humain. D’où ma difficulté à aborder la duplication sous l’aspect d’un phénomène moderne. Le concept du Même mène à la spectralité, c’est exact, pourtant l’exposition n’a dans mon esprit  aucun lien avec ces questions. Un lien toutefois est à faire avec la pensée de Walter Benjamin, notamment lorsqu’il écrit qu’il faut être en mesure d’indiquer dans le sol actuel le lieu et la place où est conservé l’ancien. La mémoire, poursuit-il, doit moins rendre compte du passé que décrire avec précision le lieu où le chercheur en prit possession…

Quel sens l’exposition in situ prend-elle dans ce contexte ?

C’est un renversement du jeu, de ce qui est induit par toute exposition : proclamées in situ, les oeuvres sont pensées comme étant dans un même lieu depuis toujours, échappant par là même à l’injonction de justifier leur présence : à l’intérieur de l’espace aucune référence, signature, date, titre ou indication quelconque ne les accompagne. Quant à nous, humains, il faut nous rendre à l’évidence, nous sommes dans l’incapacité de décrire le lieu où nous nous trouvons. L’inintelligibilité est en soi une purgation, une purification des sentiments. De plus, la lumière de l’exposition est conçue de telle sorte que les humains n’aient pas d’ombre : telle une ombre sans ombre, notre présence seule est à interroger.

Quels sont les rapports qu’entretiennent chez vous juxtaposition, hasard et temporalité ? Comment fonctionne chez vous cette « logique d’association » qu’avait décrit Deleuze ?

Le hasard est l’élément moteur de la juxtaposition pour lui permettre de se convertir en un ensemble problématique. Les différentes temporalités des matériaux fragmentaires qui la composent la rendent intemporelle mettant en évidence le caractère schizoïde de toute chaîne associative.

Que faites-vous de la question du sens, vous parlez d’«effondrement du symbolique» ?

Le sens, disait Lacan, ça va toujours du côté de l’église….

Avez-vous besoin d’un public ?

Si l’on en croit les religions, dieu seul a besoin d’un public. L’art est une pratique sans religion.

Quelles sont les conditions actuelles de la liberté, pour l’artiste, pour l’homme ?
Que pensez-vous de l’état de notre monde contemporain ?

Tout humain délire le monde mais dans la réalité l’homme est guidé par la force de ses illusions et sa volonté de normalisation. Deux écueils qui feront toujours de lui un esclave ou un désespéré. Comme l’analyse Deleuze, nous ne savons pas ce que voulait la loi avant de recevoir la punition… nous ne pouvons obéir à la loi qu’en étant coupable. L’oeuvre de l’artiste consiste à refuser de répondre à la loi par l’acceptation de sa culpabilité, en lui opposant sa propre innocence par une simple déclaration sans preuve. C’est le prix de sa liberté et de son héroïsme.